Il est bon de poser d’emblée le fait suivant : la péridurale constitue aujourd’hui et sans contredit l’outil de gestion de la douleur le plus puissant dans un accouchement ou dans une chirurgie avec anesthésie rachidienne. C’est un outil parmi d’autres, qui doit être présenté comme tel aux couples qui vont accoucher : il présente comme pour tout dispositif médical des avantages et des inconvénients, il peut se révéler particulièrement adéquat dans certaines situations, mais néfaste dans d’autres. À une femme seule, sans support, non-préparée à l’intensité et au sens de ce qu’elle s’apprête à vivre, une péridurale sera sûrement utile. Lors d’une dilatation interminable (on s’entend qu’en dessous d’une vingtaine d’heures de travail actif pour un premier bébé, on reste dans la normalité) et épuisante, freinée par des tensions physiques, nerveuses ou psychologiques, lors d’un déclenchement avec de l’ocytocine de synthèse, lorsque la douleur devient détresse et souffrance, la péridurale est recommandable et peut favoriser l’ouverture d’un col tendu.
Mais dans 85% des cas (proportion d’accouchements dits physiologiques, « normaux »), avec le soutien continu du conjoint et/ou d’infirmières dévouées/d’une accompagnante à la naissance/d’une sage-femme, la péridurale est souvent inutile et parfois nuisible au bon déroulement du travail et au bien-être à moyen et à long terme de la maman et du bébé. La question n’est donc pas de condamner dans l’absolu le recours à la péridurale ni de nier le considérable progrès médical qu’elle représente, mais d’en exposer tous les retentissements possibles. Il est important de revenir sur la notion de probabilité, souvent incomprise : dire que la péridurale augmente la probabilité d’occurrence de complications (rallongement du travail1, naissance instrumentale2, recours à d’autres substances médicamenteuses et dispositifs, allaitement malaisé) n’est pas garantir à celle qui la demande que son accouchement finira hautement médicalisé. Dans une grande partie des cas, ces complications sont inexistantes ou perçues comme étant « un moindre mal » (les difficultés de démarrage de l’allaitement ne sauraient pas dissuader le personnel médical de conseiller une péridurale) pour que la péridurale reste un outil de choix dans les accouchements en milieu hospitalier. Mais dans une proportion non-négligeable de cas, nous assistons à une cascade d’interventions se terminant trop souvent et de manière logique par une (ou des) ventouse(s) ou des forceps (ou par une césarienne. Le lien entre péridurale et césarienne est controversé, il serait en tout cas augmenté pour un premier bébé3). L’objection « moi j’ai pris la péridurale et tout s’est bien passé » n’invalide donc en rien ma démonstration.
En préparant les couples que j’accompagne, je constate que leur plus grande prise de conscience au cours du suivi concerne les risques potentiels de la péridurale, ceux dont on ne parle pas assez. Quand on parle de risques, on pense à ceux dont nous fait part l’anesthésiste, bien connus, sur lesquels je ne m’appesantirai pas: comme pour toute anesthésie, il y a une certaine marge d’erreur et de possibles réactions adverses. Chaque corps est différent, et malgré tout son doigté, l’anesthésiste ne peut vous garantir que le soulagement sera suffisant et/ou uniforme. On doit parfois piquer deux, trois fois pour atteindre l’espace péridural recherché. Il est difficile de savoir à l’avance votre seuil de réactivité : certaines femmes sont immédiatement gelées avec une mini-dose, d’autres seront toujours souffrantes après plusieurs bolus (doses) de médicament.
On vous annonce au préalable, mais le plus souvent après, que vous aurez également un soluté et très probablement du syntocinon (de l’ocytocine de synthèse), mais aussi une sonde urinaire pour évacuer tout ce liquide que votre vessie endormie aura tendance à garder, gênant le passage de votre bébé. Le cœur de votre bébé devra être régulièrement monitoré, par tranches de 20 à 30 minutes. Ça, c’est ce que vous apprenez souvent sur le tas. Les raisons pour lesquelles la péridurale s’accompagne d’un soluté, de synto, du moniteur et d’un cathéter dans l’urètre, on vous les explique rarement. Partons de ces corollaires pour évoquer les conséquences possibles de la péridurale :
-
si on vous impose un soluté, c’est qu’un des effets de la péridurale est de faire chuter la pression artérielle4. On contre-balance cet effet par une injection continue de liquide, jusqu’à deux, trois, quatre litres ou plus : il y a de bonnes chances pour que vos jambes sont gonflées et que vous uriniez abondamment dans les heures ou les jours qui suivent votre accouchement. Le soluté se rend au bébé : ce n’est que de l’eau avec du glucose, qui ne lui nuira pas, mais qui gonflera artificiellement son poids. Il est possible qu’au moment de rentrer chez vous, le pédiatre juge que la perte de poids de votre enfant excède les 10% tolérés 5, et qu’il rallonge votre séjour à l’hôpital.
-
si on monitore le cœur de votre bébé dès l’injection du produit, c’est bien que, contrairement à ce qu’on vous dira peut-être, celui-ci se rend à votre enfant. Aucune analgésie n’épargne votre bébé6. Il est possible que votre enfant soit plus endormi7 à sa naissance, dans les cas les plus sévères qu’il ait une détresse respiratoire8 et que ses réflexes liés à l’allaitement (fouissement, reptation, préhension, succion…) soient amoindris9. Des études ont démontré que le foie immature du bébé pouvait mettre jusqu’à 6 semaines pour se débarrasser des dernières molécules médicamenteuses reçues par sa mère pendant la naissance. Lorsqu’on connaît les mouvements de rotation et de flexion que votre bébé va devoir faire pour sortir de cet étroit canal qu’est votre bassin et votre vagin, il est de bon ton de s’interroger sur l’impact d’un liquide analgésique sur la vivacité de votre enfant, et donc sur sa capacité à accomplir son rôle de bébé : naître.
-
si on vous installe un cathéter dans la vessie, c’est qu’on postule que vous ne serez pas capable de vous lever pour la vider vous-même. La « walking epidural » (une combinaison d’anesthésiques locaux et d’analgésiques de la famille de la morphine, qui amoindrirez l’effet paralysie des membres inférieurs) est rarement disponible, plusieurs effets secondaires sont les mêmes10 et personne ne peut prédire la réaction de votre corps. Avec un cathéter dans le dos (le petit tube qui fait circuler le liquide dans votre colonne reste à demeure, jusqu’après la naissance) et un autre dans la vessie, un accès veineux dans lequel coule un soluté, du synto, peut-être du Benadryl si la péridurale, comme souvent, vous provoque des démangeaisons, et la ceinture du moniteur fœtal, vous ne serez pas très leste. Or, la question de la mobilité de la maman, et par extension de son bassin, pendant l’accouchement, est majeure : nous sommes la seule espèce dont le bébé présente une tête si grosse proportionnellement au corps, une tête dont le diamètre est très proche de celui du bassin de sa mère, mais qui se présente perpendiculairement à l’ovale pelvien : le bébé doit tourner sa tête sur le côté puis la remettre dans l’axe et enfin la fléchir pour correspondre aux trois détroits non-empilables qui constituent le canal de naissance. Il va donc falloir une étroite coopération entre les deux acteurs de la mise au monde, pour optimiser l’ouverture du bassin et le passage du bébé à chaque étape. La position sur le dos est la pire qui soit pour faire descendre un petit : voilà pourquoi le monde scientifique s’accorde à reconnaître que le principal risque afférent à la péridurale est celui d’une naissance instrumentale (avec des forceps ou une ventouse)11.
-
si on vous injecte du syntocinon (ou du pitocin, c’est la même chose) dans vos veines, c’est pour renforcer vos contractions. Si vos contractions ont besoin d’être renforcées…c’est qu’elles ont diminué en intensité. Deux raisons à ça :
-
la première est mécanique. Votre col a besoin, pour dilater, de contractions, mais aussi de la pression optimale de la tête (ou des fesses) de votre bébé. Couchée sur le dos ou sur le côté, votre bébé ne profite plus de la gravité, et sa pression sur le col n’est pas optimale. J’ai même vu un petit bébé se mettre en position transverse après deux heures sur le dos, et un autre passer de la position antérieure à postérieure après une nuit couchée. Voilà pourquoi accoucher sous péridurale peut être plus long, et voilà pourquoi avoir recours à une accompagnante (qui vous ôte dans la majorité des cas le goût mais surtout le besoin d’avoir la péridurale) diminue de 25% le temps de travail.
-
la seconde est hormonale. Pour accoucher, on a besoin d’une hormone que toutes les femmes sécrètent naturellement, si tant est que les conditions environnantes qui en gouvernent la production soient satisfaisantes12, l’ocytocine. En masse. Et quoi qu’on vous en dise, l’ocytocine de synthèse n’est PAS votre hormone naturelle. La vôtre, elle a le don de booster la production d’endorphines, qui vous aident à gérer votre douleur, à vous reposer entre deux contractions, repos qui permet, même en trente secondes, de relâcher votre col. Le synto ou le pitocin provoque des contractions artificielles, réflexes, de votre utérus, beaucoup plus pénibles à supporter pour vous et votre bébé : voilà une autre raison pour laquelle avec du synto, vous êtes sous moniteur continu. Il a été prouvé qu’avec usage du pitocin, il y avait plus de liquide teinté de méconium à la rupture des eaux, donc plus de souffrance fœtale13. Ont également été attestées plus d’hémorragies post-partum14 : voilà pourquoi l’infirmière tâte soigneusement votre bedaine pendant les contractions sous synto, pour vérifier que votre utérus ne fait pas de tétanie15, ce qui pourrait être très dangereux pour votre bébé. Après des heures de contractions artificielles, l’utérus est plus fatigué, et moins capable de se contracter pour expulser le placenta, d’où l’incidence accrue d’hémorragies postpartum.
Mais revenons à la cause hormonale de la diminution des contractions « spontanées » sous péridurale : votre cerveau va produire les hormones nécessaires à l’accouchement (prostaglandines, ocytocine, endorphines, puis adrénaline au moment de la poussée) lorsque le bébé et le placenta émettent des signaux hormonaux spécifiques, puis lorsque la sensation de douleur parvient au cerveau via les nerfs sensori-moteurs, logés dans la colonne vertébrale. Voilà comment fonctionne la péridurale : on trompe quelque part le cerveau en coupant la route à la douleur, qui ne vous parvient plus. Si la douleur ne se rend plus au cerveau qui commande les glandes endocrines, celles-ci vont arrêter de produire les hormones de l’accouchement16. Et on va devoir relancer le travail en injectant de l’ocytocine de synthèse dans vos veines, qui ne sera cette fois pas accompagnée d’endorphines17. D’où l’immense défi que constitue un accouchement déclenché avec du synto ou du pitocin : la douleur n’est pas graduelle, elle est soudaine et insupportable, et rien ne vous aide à la supporter : ni la mobilité, ni vos endorphines. On comprend maintenant pourquoi péridurale et pitocin font si bon ménage.
-
Il a également été avancé que les analgésiques locaux utilisés dans une péridurale avaient une action sur le muscle utérin lui-même18. Il relève du gros bon sens que de s’interroger sur l’étendue d’une anesthésie qui vous gèlerait du nombril aux orteils en épargnant votre utérus…
Quelques précisions sur ce qui nécessite l’usage d’une ventouse, de forceps, ou d’une césarienne pour extraire un bébé incapable de sortir. Nous l’avons vu, le bébé est moins vif, il subit des contractions artificielles qui peuvent être excessives par rapport à ce que son cœur peut supporter, et il évolue dans un bassin immobilisé par la position couchée sur le dos. Cette vidéo illustre très bien ce qu’on appelle la nutation du sacrum et la rétropulsion du coccyx, poussé vers l’arrière par le crâne du bébé, afin de le laisser sortir. Avec les fesses pressées sur un lit, votre sacrum et votre coccyx ne s’en iront nulle part, et votre bébé devra surmonter le promontoire qu’ils représentent pour parvenir jusqu’à vous (je consacre régulièrement un atelier aux positions adjuvantes et opposantes à la poussée). Ajouté à cela l’engourdissement de la maman qui ne sent pas ou peu ses contractions et qui ne peut tenir elle-même ses jambes (et encore moins sur ses jambes, dans une position autre que couchée) et la faiblesse des hormones naturellement associées à la fin du travail19, nous avons là le cocktail parfait pour une poussée longue, dirigée, qui aboutit souvent à un recours aux instruments et parfois à une épisiotomie, première coupable pour les déchirures majeures du 3e et 4e degré. Pas très alléchant.
Avant d’accoucher moi-même puis de faire ce métier, je pensais que le recours à la péridurale était une question idéologique. Je continue de penser que vivre la naissance sans péridurale nous donne accès à une certaine expérience de maternité, source de puissance et de fierté. Mais après des conversations avec des médecins et des sages-femmes, beaucoup de lectures dont celles de textes de l’OMS20 ou de Cochrane Library, et de nombreuses expériences d’accompagnement sans et avec péridurale à l’hôpital, la question est d’abord, selon moi, celle d’une gestion des risques accrus auxquels expose cet outil, et de son usage adéquat, restreint au petit nombre de cas pour lequel il est réellement requis. Il ne faut pas oublier que lorsqu’une femme réclame une péridurale, c’est avant tout d’un manque de soutien qu’elle se plaint.
Enfin, je dois souligner qu’avant tout dogmatisme, il faut être réaliste et se donner les moyens de son projet : le contexte hospitalier n’encourage pas les femmes à tenter de vivre par elles-mêmes ce que leur corps sait parfaitement faire pourvu qu’on lui en laisse le temps, dans la très large majorité des cas. La douleur de l’enfantement est incommensurable, et nulle ne peut être blâmée d’avoir voulu la supprimer. Sans préparation minutieuse (et réaliste, là encore) et surtout accompagnement soutenant, le défi d’accoucher naturellement à l’hôpital peut être vraiment ardu.
Pour aller plus loin :
http://sarahbuckley.com/epidurals-risks-and-concerns-for-mother-and-baby
Les risques cachés de la péridurale, Dr Sarah Buckley, en français
Classifications des pratiques selon l’OMS
http://summaries.cochrane.org/CD000331/PREG_epidurals-for-pain-relief-in-labour
1+26 minutes de travail et + 15 minutes de poussée en moyenne : B. L. Leighton and S. H. Halpern, “The Effects of Epidural Analgesia on Labor, Maternal, and Neonatal Outcomes: A Systematic Review,” Am J Obstet Gynecol 186, Supplement 5: Nature (2002): S69–S77.
2Le risque est doublé pour les femmes qui reçoivent l’épidurale : ibid.
3E. Lieberman and C. O’Donoghue, “Unintended Effects of Epidural Analgesia During Labor: A Systematic Review,” Am J Obstet Gynecol 186, Supplement 5: Nature (2002): S31–S68. Et J. A. Thorp et al., “The Effect of Continuous Epidural Analgesia on Cesarean Section for Dystocia in Nulliparous Women,” Am J Obstet Gynecol 161, no. 3 (1989): 670–675.
4http://summaries.cochrane.org/CD000331/PREG_epidurals-for-pain-relief-in-labour
5La péridurale induit généralement des modifications de la répartition des fluides, avec pour résultat que les enfants nés sous péridurale présenteront a priori un niveau d’hydratation plus élevé que les enfants nés sans anesthésie. Cela devrait se traduire par un poids de naissance plus élevé et par une perte de poids plus importante en post-partum précoce. http://www.lllfrance.org/Dossiers-de-l-allaitement/DA-51-Peridurale-et-perte-de-poids-pendant-les-premieres-24-heures.html
6http://sarahbuckley.com/epidurals-risks-and-concerns-for-mother-and-baby
7http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/Science-Sante/2006/12/11/002-accouchement-epidural.shtml
8http://www.nature.com/jp/journal/v23/n5/full/7210905a.html
9http://coordination-allaitement.org/FR/S_informer/Etudes_et_recherches/Article_newsletter_Impact_de_l_analgesie_epidurale.html
10http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/12011875
12Ces conditions sont fondamentales à comprendre et à réunir pour soutenir le corps dans son travail : intimité, sécurité, confiance, chaleur, obscurité…et pas d’adrénaline donc de stress.
14http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1526952308000445 et http://www.reproduction-online.org/content/120/1/91.abstract et http://www.scienceandsensibility.org/?tag=pitocin-postpartum-hemorrhage
16V. A. Rahm et al., “Plasma Oxytocin Levels in Women During Labor With or Without Epidural Analgesia: A Prospective Study,” Acta Obstet Gynecol Scand 80, no. 11 (2002): 1033–1039 et C. F. Goodfellow et al., “Oxytocin Deficiency at Delivery with Epidural Analgesia,” Br J Obstet Gynaecol 90, no. 3 (1983): 214–219.
17 R. Jouppila et al., “Maternal and Umbilical Venous Plasma Immunoreactive Beta-Endorphin Levels During Labor With and Without Epidural Analgesia,” Am J Obstet Gynecol 147, no. 7 (1983): 799–802.
18G. Arici et al., “The Effects of Bupivacaine, Ropivacaine and Mepivacaine on the Contractility of Rat Myometrium,” Int J Obstet Anesth 13, no. 2 (2004): 95–98.
19M. Odent, “The Fetus Ejection Reflex,” in The Nature of Birth and Breastfeeding (Sydney: Ace Graphics, 1992): 29–43.
20World Health Organization, Care in Normal Birth: A Practical Guide. Report of a Technical Working Group (Geneva: World Health Organization, 1996): 16. “epidural analgesia is one of the most striking examples of the medicalization of normal birth, transforming a physiological event into a medical procedure.”