La dernière tétée

Voilà. Je t’ai expliqué, hier soir, que la tétée, c’était fini. Je l’ai décidé et senti ainsi, même si en d’autres circonstances, j’aurais attendu que tu t’en lasses le premier. Quatre, puis deux fois par jour, puis uniquement le matin, bien trop tôt. Mais tu t’y accrochais, à cette tétée-là, blotti contre moi dans la chaleur des draps, nous prolongions notre nuit pendant que tu t’activais en toute indépendance. Que ça coule à flots ou au compte-goutte, tu t’en fichais, tu réclamais « côté »! avec ce ton péremptoire et urgent qui te qualifie, et je te présentais l’autre sein. Tu partais embrasser ton père, « câlin, papa », puis tu y revenais, alternant quatre, cinq, six fois avant de décider de jouer à la cabane ou de descendre du lit pieds premiers pour réclamer tes céréales (« vite! Manger! Céréales! Cuisine! »). C’est fini, et irréversible: je me suis enduit les seins d’huile essentielle de menthe poivrée pour stopper en douceur leur production lactée. Je suis seule aujourd’hui, et pendant ma pratique de yoga je laisse souvenirs et sensations déferler, consciente du deuil qui est en train de se jouer.

Cette première nuit, encore hébétée par ta naissance qui a pulvérisé mon monde, où je me suis rappelée que tu devais téter, que c’était ça, ta job de bébé. La seconde, où je pleurais de douleur, les mamelons à vif d’une succion constante et déterminée. La dixième, où tes pleurs ont jailli, incompréhensibles, effrénés, bouleversants. Les semaines qui ont suivi, avec toutes ces tétées interrompues par ta subite agitation, les temps de répit, les mille et une hypothèses, est-ce le réflexe d’éjection puissant, est-ce la position, les rots qui ne sortent pas, le frein de langue, est-ce le gras de fin de tétée qu’on n’arrive pas à chercher, est-ce du reflux, est-ce une allergie? Je t’ai fait téter à califourchon, soutenant ton petit torse, à plat dos, couchée, en louve pour débloquer les canaux qui me faisaient redouter le spectre de la Terrible Mastite, je suis devenue une acrobate du sein, rivalisant d’adresse avec ton père qui t’allongeait en un tour de main sur ses avant-bras et te faisait éructer et péter avec beaucoup de succès.

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 Et puis après un 27 décembre de sinistre mémoire, on a su, et j’ai choisi de poursuivre, sans protéines bovines. On les a traquées, les maudites, on a trié les placards, décliné les invitations, déchiffré les étiquettes et appris les 12 petits noms du lait. Vade Retro Satanas lactoglobuline et caésine, vous n’aurez pas mon allaitement. Après un douloureux mois de rodage où chaque rechute me faisait passer en revue mes repas des trois derniers jours (mais qu’est-ce que j’ai bien pu manger?), ça y est, on avait pris le pli, on cuisinait au lait de riz et à l’huile de coco. Envolées, les crises de pleurs, les scrutations presque maladives des dégradés de couleurs ornant tes couches, on avait enfin un bébé souriant et heureux. Depuis, j’ai coutume de dire que tu as assez pleuré dans les deux premiers mois de ta vie pour ne plus avoir de larmes en stock.

Et c’est devenu facile. Couché sur mes genoux, je te recouvrais d’une serviette à table pour t’épargner mes bouchées échappées. Je lisais ou je tricotais, toi bien calé sur le coussin, jusqu’à ce que notre relation devienne si signifiante qu’il aurait été insultant que je continue. Alors j’ai bu chacune de tes gorgées, ce petit bruit de gorge et de satisfaction, ce glougloutement suivi d’une sorte d’approbation sonore, ta main du dessous me caressant le ventre et celle du dessus pressant à sa guise pour relancer le débit, jusqu’à ce que, repu, tes doigts s’ouvrent et tes lèvres sourient de plénitude. Je t’imaginais au paradis du lait, rêvant à des cascades laiteuses et à des orgies blanches et sucrées. J’adorais ton regard, me fixant, la bouche pleine, tes beaux yeux de chat qui me dévisageaient et dont je ne pouvais pas décrypter l’expression. Pas une seule de ces milliers de tétées (de quoi remplir une baignoire et demie !) ne m’a pesé ou contrariée, pas une seule était de trop, toutes étaient nécessaires, nourrissantes puis gourmandes, toutes confortantes et reliantes.

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Quand j’ai douté, j’ai tranché en pensant, ce qui est important, maintenant, pour moi, c’est d’allaiter ce bébé-là. Merci la vie de m’avoir donné ce cadeau, et le courage d’en tirer le meilleur. C’est ma deuxième victoire, après celle de l’accouchement, avec ses douleurs et ses doutes, mais dont la gratification est une vague incroyable qui me soulève et soutient chacun de mes pas dans la maternité, et dont j’espère entendre longtemps le ressac. J’avais besoin de cet apprentissage au long cours pour étirer le rite de passage, comme d’une carte dans une chasse au trésor sans fin. C’était une conquête sur les obstacles à devenir mère. Sur ce chemin qui ne se terminera qu’avec mon existence, l’allaitement mit des balises, mais aussi des pièges qui m’ont fait activer des compétences dont je ne me savais pas pourvue, et qui me sont déjà d’une importance capitale pour me rapprocher toujours un peu plus de la mère que j’aimerais être pour mon fils.

Je suis maintenant unique propriétaire de mon corps. Je peux l’imbiber de substances sans craindre pour la santé de mon petit téteux. Je peux dormir sur le ventre sans redouter la boule dure sur le sein le lendemain matin. Je peux remiser tire-laits et compresses de bambous, et même les brassières, tant qu’on y est. Un sentiment diffus de libération compense le pincement au cœur d’une aventure qui s’arrête. Je me plais à croire qu’une autre commence, celle d’accompagner mon fils dans la gestion de ses émotions sans le contact rassurant du lait qui coule dans sa bouche. Faire face, accepter et grandir sans refouler ni dévier, voilà la mission que je nous donne.

 

 

P.S.: ce récit expose mon vécu, mon ressenti, et mes enjeux de l’allaitement de cet enfant. Merci de n’y voir aucune leçon sur le monde, les femmes, et ce qu’elles devraient être et faire.