Attendre un enfant met au défi la classique dichotomie du bien et du mal, lui donner naissance puis grandir à ses côtés la rend absolument caduque. J’imagine que chaque femme devenue mère a vécu et vit toujours cette féconde lessive de ce qui lui permettait jusqu’alors de penser le monde et de s’y penser, ce monde qu’elle croyait connaître et maîtriser, notamment par le langage.
Tout est vrai et faux à la fois, plaisant et profondément dérangeant, et surtout, tout ce qui a été entendu concernant la maternité et la parentalité sort des lieux communs auxquels nous prêtions une oreille distraite, convaincus que ce serait différent pour nous, pour devenir d’une éblouissante concrétude. Un enfant, ça change effectivement la vie.
La grossesse explose les cadres de la qualification et donc de la réflexion. C’est une quête quotidienne de mots susceptibles de traduire une expérience profondément corporelle et existentielle, qui commence par invalider notre vocabulaire et notre manière de penser pour nous forcer, sur le chemin de l’acceptation et du lâcher-prise, à réviser nos croyances et à réinventer une manière d’appréhender notre vécu qui réponde aux exigences de malléabilité et de flexibilité de ce qui est, dorénavant.
Enceinte, j’étais au-delà du bien-être ou de l’inconfort. Je flottais quelque part autour de ce ventre aux mutations inouïes, sans trop savoir si j’aimais ça ou non, ni où je me situais par rapport à cette alchimie fascinante dont j’étais le réceptacle mais pas le démiurge. La grossesse rend humble. On ne peut que se soumettre aux changements minuscules mais au projet tellement gigantesque, changements qui, jour après jour, construisent à notre insu mais avec notre pleine participation un petit être. J’ai fait corps avec mon corps, comme jamais, même quand il me malmenait, des premières nausées aux derniers efforts d’expulsion. Tout comme les qualificatifs deviennent insuffisants et surtout inadéquats, les échelles par lesquelles je mesurais jusqu’alors mes affects et mes sensations n’avaient plus aucun sens. L’échelle du bien-être, de l’intégrité, de la douleur, du supportable et de l’intenable, l’échelle du temps enfin tombent en poussière.
Bien-être. Où j’ai découvert que la légèreté peut très bien s’accommoder de dix kilos supplémentaires et d’un sacro-iliaque qui danse la gigue, que la fatigue, aussi harassante soit-elle, n’est pas un obstacle à un élan de vie sans pareil.
Intégrité. Qu’est-ce, alors que nous sommes maintenant deux, que j’ai en moi quelqu’un qui n’est pas moi mais qui se nourrit de mes cellules ? Je me croyais entière et complète, je suis maintenant pleine d’une indéfinissable présence qui s’ajoute à la mienne, sans pour autant éveiller après la naissance la conscience d’un manque ou d’un vide. La grossesse est un état schizoïde, mais que j’ai vécu dans une profonde unité.
Douleur. Parlons-en, de la douleur. Sa gradation, des maux plus ou moins gênants de la grossesse à la tempête de l’enfantement, nous endurcit tout en nous rendant tellement plus humaines. J’ai touché le fond de ma condition de mortelle et regardé en face ce que je ne me croyais jamais capable d’endurer, pour remonter à la surface armée d’une fierté non-usurpée et adoucie d’une compréhension tellement plus juste.
Supportable et intenable. Et bien, j’ai tenu, même quand je croyais ne plus pouvoir tenir.
Temps. Voilà une autre variable majeure, dont les représentations sont si fluctuantes que j’en ai le tournis. La longueur des dix premières semaines, dans l’attente de l’échographie qui nous délivrera du doute, et le sprint final qui paraît si dérisoire lorsque la vie a irréversiblement basculé en l’espace de quelques heures. Ces neuf mois qui sont comme dix ans, et qui semblent appartenir à un passé si lointain lorsqu’on s’y penche avec nostalgie. Mon étonnement en regardant des photos pourtant récentes, ce ventre qui était donc si gros ! Toute cette période a été balayée par le vent de la naissance. Elle s’y relie, l’a préparée, mais prend maintenant une teinte sépia des temps révolus, de l’Avant.
Le temps qui transforme le sens de nos expériences sur son passage s’en donne à cœur joie avec les jeunes parents. Ceux qui peinaient à se remettre de la violence de l’accouchement ont les yeux brillants de fierté et d’émotion quelques mois plus tard. Ceux qui s’étaient juré que ce bébé hurlant serait enfant unique pensent rapidement au prénom du second. Celle qui a grommelé qu’on ne l’y reprendrait plus en vomissant au-dessus de ses toilettes finit par penser que tout en valait sacrément la peine. Celle qui donne le sein en pleurant de douleur, les tétons malmenés par un bébé de deux jours qui ne les lâchent pas se voit très bien allaiter en tandem son bébé devenu bambin et le prochain nourrisson. On n’oublie pas, non, ni les nausées, ni la douleur des contractions, ni les larmes. Mais ces expériences s’enrichissent de la relation avec notre enfant qu’elles ont initiée et préparée, ainsi que des efforts que nous avons mis en œuvre pour les traverser. Amour et efforts, voilà ce qui fait de l’aventure de la naissance un formidable moteur de transformation, et qui nous rend tellement puissants.
Car la puissance, y compris et surtout dans l’impuissance, devient le fil rouge. Je suis immensément femme, féconde, nourricière et si forte, et tellement vulnérable, sensible, fragile, émotionnelle. Cette puissance est mon nouveau repère, le seul valable dorénavant puisqu’elle refuse toute mesure et se soustrait à toute comparaison.