Lettre ouverte aux éducatrices de mes enfants
Entendre « moi, je n’ai pas fait d’enfants pour les confier à d’autres » m’a toujours exaspérée. D’abord, pour la culpabilisation dont elle afflige instantanément tous ceux (celles, avouons-le, la vraie cible ici est la mère. Avez-vous déjà entendu un père articuler une telle profession de foi?) qui ne font pas ce choix de se consacrer corps et âme à leurs chérubins au-delà du congé maternité, parfois jusqu’à les scolariser à la maison. Ensuite, cette déclaration me semble relever du mantra auto-suggestif, qu’on se répète en même temps qu’on le projette, pour surmonter les sacrifices associés à cette présence totale à ses enfants. Enfin, je m’inscris en faux contre le postulat à peine voilé sur lequel elle s’adosse : le travail éducatif et de soin qu’effectuent ces autres auprès de nos petits seraient de moindre qualité que celui dispensé par leur maman.
Y avoir recours, probablement par facilité dénonceraient ses adeptes, serait un dévoiement du projet parental. Une sorte de trahison, d’inconséquence maternelle coupable. Qu’on en soit arrivé.e.s à de telles injonctions supermaternisantes après des décennies de luttes féministes pour permettre aux femmes de s’extirper du destin maternel dans lequel on les confine depuis des lustres, m’attriste. L’opprobre de la mauvaise mère continue à rôder, le contrôle social à s’exercer puissamment, par l’intermédiaire de nouveaux étalons de réussite : accouche naturellement et aime ça, allaite jusqu’à plus soif, cododote à l’infini et bricole ton propre matériel Montessori. Les femmes sont soumises à des pressions de performance qui ont maintenant envahi toutes les sphères dans lesquelles elles évoluent, et auxquelles elles ne peuvent se soustraire sans générer de jugements. Elles n’en ont souvent pas conscience, tant elles ont été internalisées. « Il faut inventer sa vie », disait Simone de Beauvoir. Avec des enfants, dans un contexte aussi normatif et par certains aspects rétrograde, ça me semble compliqué.
Cet été, c’est le moment de rendre hommage à ces autres à qui j’ai eu le toupet de confier mes trois enfants. Il y eut d’abord Andrée, qui avait refait sa cuisine pour pouvoir couver des yeux la floppée de petits garçons s’amusant dans sa cour tout en leur mitonnant des plats libanais qui me faisaient très envie (et qui m’en coulait des échantillons quand je venais chercher fiston). Puis l’appel tant attendu d’un Centre de la Petite Enfance nous a donné l’impression grisante d’avoir gagné à la loterie. Fiston a migré, et un an plus tard, sa sœur, toute en bourrelets, a intégré la poup’. En septembre, ma benjamine entrera à la maternelle, sonnant le glas de cette période bénie de ma vie, qui aura duré 7 ans : j’ai eu amplement le temps d’observer les merveilleuses personnes qui se sont occupées de mes enfants en moyenne 45h par semaine.
Car il faut regarder la vérité en face : nos enfants passent beaucoup plus de leur temps éveillé à la garderie qu’avec nous, et le temps de qualité, ils l’ont bien plus avec leur éducatrice qu’avec leurs parents, englués dans l’impossible conciliation travail-famille – ce leurre contribuant à masquer les défis irréalistes qu’on leur lance de nos jours et qui sont principalement relevés par les femmes. Et toutes les fois où je suis venue tôt, hors d’haleine, rongée par la culpabilité décrite infra, mes enfants renâclaient férocement à quitter leurs jeux et leurs amis. Qu’on l’admette ou non, les éducatrices de garderie et leurs trop rares collègues masculins jouent un rôle absolument central dans le développement de nos petits.
Rien que pour cette donnée quantitative, le temps incroyable que ces professionnel.le.s passent avec nos enfants, je leur voue une gratitude à la mesure de leur patience : immense. Mais il se trouve que, qualitativement, leur prise en charge est tout aussi incroyable. Je ne sais pas vous, mais moi, gérer toute la journée un groupe de 8 à 10 enfants neurologiquement inaptes à l’altruisme et à la réflexivité, traversant des phases de développement les poussant de façon incoercible à taper sur des objets ou leurs voisins, j’en serais bien incapable. Mais en plus, loin de gérer cette petite troupe, elles (on va y aller pour elles, ça suffit, le masculin qui l’emporte dès qu’on a un mâle dans une foule de femmes) l’animent, l’intéressent, la pacifient, l’emmènent prendre le bus pour de lointaines pataugeoires où j’ai la flemme d’aller, et, encore plus remarquable, lui offrent des ateliers sensoriels à base de peinture à doigt (pire : de paillettes) ou de manipulation de farine dont la seule évocation me fait dresser les cheveux sur la tête. Ces femmes héroïques orchestrent les lavages de main, distribuent les collations et les repas, ramassent les dégâts, essuient des fesses, du vomi, et des torrents de morve, racontent les histoires pré-siestes et policent les petits malfrats qui sont tentés de se rebeller sur leur matelas ou qui mordent le bras de leur voisin.
Pendant la covid, elles se sont exposées, se sont brûlées les mains à la solution hydroalcoolique, et ont tenu le fort alors que la société entière chancelait. Elles affrontent courageusement des hordes de streptocoques, de virus et de vers intestinaux. Elles veillent à l’hydratation, au crémage, et au chapeautage en été. Pansent les plaies et remplissent les rapports d’incident, traquent les poux et les retards de langage. Elles réussissent en hiver là où on échoue lamentablement : à ce que nos gredins mettent tout seuls, et dans l’ordre requis, l’habit de cosmonaute encombrant et mouillé qui nous afflige de novembre à mai à Montréal. Et en plus de toute cette logistique aliénante, elles trouvent l’énergie et les ressources pour décrypter la psyché complexe (cette boîte noire sur laquelle je me casse quotidiennement les dents pour mes trois) de chacun de leurs protégés, identifier ce qui viendrait nourrir d’une façon optimale ces cerveaux immatures, et lui fournir ces précieux nutriments, essentiellement de l’amour et des habiletés sociales, selon une recette et un processus individualisés.
Pour cette maestria, mesdames, je vous respecte infiniment. Vous détenez une expertise rare et scandaleusement sous-estimée.
J’ajouterais que vous réalisez ces multiples exploits avec le sourire et beaucoup d’humour. En 7 ans, matin ou soir, je ne vous ai jamais vues exaspérées, à bout, ou simplement absentes, évadées dans un écran ou dans ce refuge mental des adultes trop fatigués pour répondre aux incessantes sollicitations des petits humains. Jamais. J’ai toujours eu l’impression que vous vous sentiez à votre place, heureuses au milieu de votre petit monde que vous saviez parfaitement réguler, avec bienveillance et discipline. Vous pourriez, aussi, ressentir parfois une certaine rancœur envers les parents écervelés. Ceux qui les bourrent de tylenol sans mot dire avant de vous les confier, prétendant que tout va bien, ceux qui vous les ramènent quelques heures à peine après une gastro, mettant en danger votre santé, celle de vos familles, et de toutes celles du CPE, ou ceux qui oublient la paire de chaussures pour l’intérieur quand le temps est aux bottes.
Et bien, je peux l’affirmer sans crainte de travestir la vérité : je me suis toujours sentie accueillie et même aimée. Jamais on ne m’a fait le moindre commentaire désobligeant, à mon sujet ou à celui de mes enfants qui n’étaient pas des anges. J’ai reçu des câlins, des compliments, du réconfort et des encouragements. Ils sont rares, ces lieux qui sont aussi des milieux, qui nous enveloppent et nous portent, silencieusement, sans esbrouffe ni demande de réciprocité. Le CPE est un cocon, une extension salutaire de notre cellule familiale, sa continuité. Qui complète qui? Je serais bien en peine de le dire. Nous sommes unies, elles et moi, par nos enfants, centres de gravité de nos pensées et de nos actions, traits d’union et catalyseurs de nos interactions.
Je dois tellement à ces femmes. Auprès d’elles, mes enfants se sont épanouis. Ils ont appris à côtoyer leurs émotions et à leur donner, parfois, une forme socialement acceptable. Ils ont vécu des petites et des grandes aventures. Ils se sont régalés, ils ont joué frénétiquement, ils ont découvert, ils se sont reposés, ils ont été rassurés, câlinés, acceptés. Ils ont été chicanés, aussi : merci, mesdames, d’avoir assumé ce rôle ingrat, sans jamais en faire tout un plat non plus. Vous avez été de merveilleuses éducatrices et je mesure ma chance d’avoir pu bénéficier de votre accompagnement. Vous êtes mes sœurs, aussi, mes meilleures alliées : grâce à vous, j’ai pu jouir du privilège inouï de vivre ma vie professionnelle sans déchirement ni culpabilité, avec sérénité, en sachant que chacun était là où il devait être, et en me rendant plus disponible à mes enfants le soir venu. Vous m’avez aiguillée et encouragée dans le dur métier de mère. Vous m’avez offert la liberté de sortir de la maternité, d’activer d’autres facettes de ma personnalité, tout aussi essentielles. Vous rendez la fameuse conciliation moins cruelle, moins frustrante. Vous avez si souvent sauvé ma santé mentale. Vous m’avez donné du temps : il n’y a pas de plus beau cadeau. Et tout ça, en tant que femmes, en tant que mères, vous en avez parfaitement conscience, mais on ne vous le dira jamais assez.
Pour tout ça, tout ce que j’ai oublié, et tout ce que j’ignore : merci.