Juste avant

Tu ne seras bientôt plus un bébé. C’est imminent: nous sommes juste avant que tout bascule. Que tu t’engages sur ce chemin d’indépendance qui inéluctablement, et nécessairement, nous séparera. C’est encore le temps de l’amour sans mesure qui n’a d’égal que celui que j’ai voué à ton frère et à ta sœur. Les élans furieux vont t’assaillir, et je vais être précipitée bien malgré moi dans ce lent processus de deuil qui signe ta sortie de la toute petite enfance. Je voudrais garder sous mes doigts, dans mon nez et dans ma bouche tes attributs de bébé et non pas me contenter bientôt d’en convoquer le souvenir.

L’odeur inqualifiable du liquide amniotique sur ta peau, que reproduisent quelques secondes après la naissance les mamelons pour attirer vers eux le petit d’homme, est partie dans l’eau du premier bain. Mais ce que dégage ton cou ou ton épaule dénudée par le pyjama est encore là, et je m’y accroche, la sniffe comme une toxico.

Deuxième jour

Car ce deuil est aussi celui des sensations, chassées par ce qui prend brutalement place : l’éducation. Je sais qu’en caressant ton ventre rebondi, je vais provoquer le télescopage des flashs sensoriels de notre premier peau-à-peau, ton nombril pulsant contre le mien dans une vertigineuse mise en abîme. Quand ma main épouse ton crâne, je repense encore à cette petite tête chaude et mouillée qui s’est frayé un chemin à travers moi. Ta petite personne est sans cesse accompagnée par la remémoration de ta naissance. Un cordon invisible nous relie encore de très près et s’incarne à chaque tétée : c’est l’occasion de revivre ensemble cette symbiose. Cet amour est charnel, nourri par la fusion dans laquelle nous trouvons encore toutes les deux notre compte – plus pour longtemps. Tu te lasseras avant moi. Ta vie t’appelle!

Oh, tu te jettes déjà sur le sol, parfois, avec prudence, quand même, la céramique n’est pas tendre. Mais tu m’es encore si intime car, il n’y a pas si longtemps, intérieure. Je m’imprègne dès que je le peux de tout ce que ton être m’apporte encore fidèlement de contentement : tes émerveillements, la facilité que tu as à te satisfaire, à dire oui à tout, à rechercher mes bras et à t’y lover avec un abandon désarmant. Car je suis à la fois désarmée, terrassée par un amour qui me traverse avec une puissance torrentielle, et pleine, immense, incroyablement riche de ta confiance et de la certitude que je suis ton parfait refuge. Ces sentiments sont si envahissants qu’ils parcourent ma peau au contact de la tienne et teintent chacune de nos interactions. Ils sont si forts que je suis constamment étreinte par l’angoisse tragique de leur disparition imminente – et nécessaire. La mère-univers sera bientôt reléguée à son propre corps.

juste avant

Bien sûr, mon cœur explosera de nouveau lorsque tu me diras combien mes caresses te font te sentir aimée. Tous les matins, lorsque ton visage enfariné émergera de la chambre obscure pour venir s’asseoir à la table du petit déjeuner, je vais retomber amoureuse. Mammifère, je vais plonger mon nez dans ton cou à la recherche de cette odeur de la nuit. Je vais être fière, admirative, rassérénée, éblouie, heureuse ou séduite à répétition, et ce sont ces éclats intenses et imprévisibles qui rendront gratifiant, tolérable dans les virages, le dur métier de parent. Mais je ne vivrai plus cet enveloppement transcendant, puisqu’il m’entretient sensoriellement dans le moment originel: celui de ta naissance, qui a forcé la mienne. Chaque accouchement, dans son intensité et la force titanesque qu’il requiert, m’a fait naître à moi-même, comme personne, femme, et mère.

Avec mes aînés, j’ai d’abord naïvement patienté. Je pensais que le Terrible Two ne serait qu’une parenthèse, après laquelle je retrouverai notre délicieux duo. Mais j’ai appris que ce qui s’effilochait alors disparaissait pour toujours, petits gains d’autonomie inaliénables pour l’enfant, petites pertes douloureuses pour la mère pour qui le processus va toujours trop vite (il y a sûrement des mères pour lesquelles il est trop lent. En ce qui me concerne, il m’a toujours prise de court).

J’ai compris aussi, pressenti plutôt, que ce lien, filial et maternel, pouvait se briser, que son élasticité n’était pas un dû. La rupture est possible. À la naissance de mon premier, nous étions interloqués de constater la distance affective qui s’était établie entre nos parents et nous, alors que nous baignions dans un amour enivrant pour notre premier-né. Confrontée au quotidien à ce lent envol des enfants, je la comprends. À peine sortis de nous, nos enfants nous échappent, et le brouillard hormonal et sensuel qui nimbe les deux premières années nous masque cette réalité. À coup de griffes, le bambin le déchire, et les trouées font mal. C’est, pour moi, ce qui rend les crises si pénibles. Ce n’est pas leur gestion qui pèse sur l’âme, aussi exigeante soit-elle sur le capital de patience et d’empathie, c’est d’observer, impuissante, l’unité se fragmenter.

Sur les pas de ta grande soeur

Le charnel n’est plus qu’un souvenir, laissant la place à une relation affective, intellectuelle, construite par des années de vie commune, sur le socle de cet amour qui a commencé irrépressible et total. Ce temps-là est révolu, et c’est sûrement de réaliser cette perte et son caractère définitif qui rend poignant le deuil du dernier bébé. Je suis déjà nostalgique d’une période qui m’imprègne pourtant encore. Je la sais tellement éphémère. Et comme cette enfant parfaite sera ma dernière, cette évocation de la disparition imminente, même murmurée aux coins de mes cellules pour contourner mon déni, est douloureuse. On a beau se raccrocher rationnellement aux perspectives de grasses matinées retrouvées et de voyages lointains, l’émotion de quitter bientôt le halo de la naissance est considérable. Il y aura de la complicité. Mais elle ne se vivra plus dans nos regards encadrant l’échange de ta salive et de mon lait dans ce royaume commun, reliquat d’une imbrication englobante révolue, qu’est mon sein.

La douleur de la mise au monde, expression que j’ai toujours préférée à accouchement, m’apparaît crue. Non celle de l’enfantement, qu’on n’oublie jamais, à mon avis : elle est juste éclipsée par ce qui fait efficacement diversion, la construction de la relation, mais celle de laisser aller son enfant hors de soi. Tout en nous résiste à ce déchirement. Il faut voir dans les crises épuisantes de la petite enfance une collaboration de la nature à cette dissociation qui serre le ventre et éreinte le cœur.