Anniversaires prise 2

C’est lors d’une de ces bulles de liberté et de solitude privilégiée, de plus en plus nombreuses, que je retourne sur ces deux années d’intense investissement physique et émotionnel, d’invasion plus ou moins consentante et de symbiose délicieuse.

Jamais je n’aurai cru avoir autant de plaisir auprès d’un Terrible Two. Tout comme l’amour maternel, le plaisir à éduquer semble aller crescendo, à ma grande surprise. La deuxième année fut clairement plus excitante que la première, que je compare à un long deuil humide de mon indépendance. Humide de lait, de larmes, de sueur, de gouttes de salinex et d’eau chlorée dans laquelle je noyais ma frustration.

La sueur et la morve sont toujours là, le tapis de yoga a remplacé le bassin, plus compatible avec ma vie quotidienne compressée et minutée. Là se situe la grande différence : l’arrivée d’un enfant bouscule d’abord de manière fracassante notre statut, notre être, nos relations, mais comme il avale absolument tout notre temps et notre énergie, on ne parle même pas de conciliation ni de compromis : on obtempère aux besoins du petit tyran domestique. La deuxième année ramène la question de l’équilibre au goût du jour, c’est une question de santé mentale. Car si notre instinct maternel, notion dont l’existence relève à mes yeux de l’ordre de l’évidence, nous tient debout dans les premiers mois de vie de bébé, l’appel du large se fait plus vigoureux ensuite et trouve heureusement un écho dans les nouvelles dispositions de fiston. La vie est décidément bien faite.

Je me souviens avoir poussé des cris d’orfraie en chœur avec 95% des mamans à la lecture d’un certain billet de Foglia l’automne dernier. Celui-ci laissait entendre qu’un enfant de moins de 18 mois n’avait rien à faire en service de garde, qu’il s’y ennuyait, et que les parents étaient bien négligents de se délester ainsi de leur petit, si tôt, parfois fiévreux. Les féministes, dont je suis, étaient montées au créneau, défendant leur droit et/ou leur obligation à retourner au travail et récusant l’accusation de négligence et d’irresponsabilité. Je venais alors d’inscrire Timour à la garderie, par choix plus que par nécessité budgétaire, à bout de patience et le cerveau rendu très étriqué par la routine abrutissante du changement de couches, de vigilance de tous les instants et de sorties au parc à balancer précautionneusement un gros poupon de 9 mois encore trop jeune pour le sable, la terre, les modules, la plupart des jouets et les petits amis, et qui met tout à sa bouche. Comme l’immense majorité des mamans qui se sont senties à juste titre visées, j’étais ulcérée par le doigt accusateur de Foglia et m’assourdissais de rhétoriques me confortant dans mon bon droit.

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L’automne est arrivé, le premier rhume puis la première fièvre aussi. Les otites se sont répétées et j’ai riposté avec un naïf attirail naturo-homéo-aromathérapeutique. Je chargeais à coup de litres de salinex et de lait maternel tiré avec application. Après la 3e otite et la décision d’insérer sous anesthésie générale des tubes dans les tympans de Timour, j’ai arrêté de me complaire dans le refrain de l’épreuve obligée de la première année en service de garde, durant laquelle notre petit est supposé « faire son système immunitaire », les parents endurer les nuits blanches et l’inquiétude – ainsi que celle liée à leur absentéisme professionnel. J’ai ouvert brutalement les yeux sur ce que cet adage répété à l’envi refoulait méticuleusement : jusqu’où suis-je prête à sacrifier la santé de mon enfant pour gagner en liberté et en accomplissement personnel? Et puis je voyais qu’après les deux premiers mois de découverte excitante, mon poupon morveux renâclait de plus en plus à aller à la garderie et qu’il en revenait parfois hoqueteux. Son appétit était inversement proportionnel aux poussées de fièvre, il avait perdu ses plis de poignet, et les fins de journée étaient grincheuses. J’ai fini par soulever mes œillères et par refuser de valider comme normal et inévitable ce que nous vivions dans la tension et l’inconfort. J’ai tassé mes aspirations personnelles et j’ai repris la direction morale de ma maternité.

À la rentrée de janvier 2014, j’ai redécouvert mon fils et sa mère. J’ai acquiescé à mon instinct, à qui j’ai à nouveau fait une belle place, et dans cet espace s’est élevé une colonne vrombissante de puissance, de croissance et de lien. J’ai donné raison à Foglia et les progrès fulgurants de mon fils m’ont donné raison. La morve a cessé, la fièvre aussi, il a engraissé comme un petit cochon, les plis ont réapparus, et à force de virées tri-hebdomadaires à la bibliothèque et d’orgies de Mimi Cracra, son vocabulaire a explosé. La qualité de son sommeil a suivi celle de notre relation. Et tout s’est apaisé, à commencer par la culpabilité maternelle poisseuse, qui avait enflé dangereusement avec l’entrée en garderie.

La validation quotidienne de mon choix par les progrès spectaculaires de Timour et la force de notre relation a amorti le sacrifice de ma vie professionnelle mais surtout de mon repos. J’ai diminué la voilure de mes cours et de mes suivis, mais j’ai poursuivi à 70% ma pratique, grâce aux efforts de mon chum pour rester très disponible et flexible, et au prix de mon temps de récupération et de mon équilibre personnel. J’ai travaillé pendant les siestes, le soir, la nuit, la fin de semaine. J’ai tenu bon, gardant en tête l’aspect temporaire de ce retrait, le temps que mon fils retrouve la santé et que je le sente enfin prêt à intégrer un autre service de garde, celui dans lequel je sentirai qu’il s’épanouira aussi bien si ce n’est plus qu’avec moi.

Ce jour-là est arrivé à la fin de l’été, et a coïncidé avec l’épuisement de mes réserves de patience et d’abnégation, et avec l’expression de plus en plus nette par Timour de son désir de grandir auprès de ses pairs. Je l’ai confiée le cœur léger à une femme extraordinaire, dans un petit milieu sain, stimulant, aux valeurs concordantes avec les nôtres, à deux pas de la maison. Mon Timour était prêt, et je suis immensément heureuse d’avoir attendu ce moment, même si le prix à payer était élevé : nous étions, mon conjoint et moi, à bout de souffle. Timour court le matin vers ses amis en leur cueillant des fleurs et nous revient plein de nouvelles expressions, la bouche chocolatée. On aligne les collants sur le tableau de récompenses. Il nous épate, nous émeut, mûrit à toute vitesse, nous raconte des histoires et des blagues, construit des poulaillers roulants et grimpe sur sa chaise pour lire tout seul Mimi Cracra. Ces 9 mois de prolongation du maternage intensif n’ont pas été faciles. Nous sommes heureux d’avoir fait des choix, à commencer par celui d’un métier qui autorise la flexibilité et la disponibilité pour nos enfants, et qui se sont révélés être les bons. C’est avec confiance, plus forte de toutes ces avancées sur le tortueux chemin de la maternité et excitée par toutes les prochaines étapes que je m’engage dans cette troisième année. Si la tendance se maintient…nous n’aurons que plus de joie, plus de plaisir, plus de progrès tous ensemble!

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Cette histoire est la nôtre et se veut dépourvue de tout jugement sur d’autres qui vivront une réalité très différente : la leur, faite de choix et de priorités qui sont les leurs. Nous composons tous avec des réalités singulières.